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17 janvier 2020 5 17 /01 /janvier /2020 19:57

 

Tiberius Claudius l’évoquait dans le supplément à la lettre 33, la loi du 10 septembre 2018, pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie, élargit le système de vidéo-audiences sur tout le territoire pour les recours devant la Cour nationale du droit d’asile. Cette loi, dite Collomb prévoit en effet la possibilité d'organiser des audiences dans une salle de la CNDA au moyen « d’une communication audiovisuelle garantissant la confidentialité et la qualité de la transmission, la reliant à une salle spécialement aménagée dans un local de justice plus aisément accessible au demandeur ». Dès lors, c’est à distance que se déroulerait l’audience de recours à la CNDA. La formation de jugement et l’interprète se trouveraient à Montreuil, tandis que le requérant, seul ou avec son avocat, se tiendraient dans des locaux de leur juridiction administrative aménagés de caméras, de micros, d’écrans et pouvant accueillir un public en nombre limité. On peut penser qu’ainsi conçu, l’outil sera pratique, peu onéreux et sans conséquences sur le résultat de l’audience.

Pour Raphael Gattegno comédien et formateur consultant en techniques de communication et membre du réseau Tibérius, tout reste à démontrer et l’on ne peut prétendre que ce dispositif sera sans conséquences sur les individus présents et sur le résultat de l’audience.

La demande d’asile, une demande vitale

On peut toujours soupçonner le demandeur d’asile de vouloir tricher sur ses motivations. Mais on ne peut porter ce soupçon sur la grande majorité des personnes qui viennent de traverser en quelques mois plus d’épreuves que nous, occidentaux confortables, n’en vivrons dans toute notre vie. Les causes qui motivent leurs déplacements sont nombreuses. Le dénominateur commun est que ces personnes veulent survivre, et dans leur dignité de femmes et d’hommes. Ajouter d’autres traumatismes à ceux déjà vécus, même involontairement, ça n’est pas seulement cumuler les souffrances, c’est les « exponentialiser », les rendre indélébiles et définitives pour soi et peut-être même pour plusieurs générations. Se trouver confronté à un dispositif de vidéo-audience est susceptible d’ajouter du trouble, du bouleversement, de l’effroi qui n’entreront certes pas en concurrence avec les traumatismes déjà vécus, mais ajouteront assurément douleurs et tourments, à fortiori si c’est une première ; et c’est presque toujours le cas.

Je suis comédien et réalisateur de vidéo. J’ai eu à enseigner à de nombreuses reprises la communication orale face à un public. Dès que ce moyen fût disponible, je me proposai d’utiliser une caméra qui permettrait aux bénéficiaires de s’observer en action et de travailler les difficultés qu’ils pourraient ainsi repérer. C’était une pédagogie admise et qui ne semblait pas devoir poser problème. Je me trouvais cependant confronté très souvent à un refus de cette méthode, les participants arguant d’une violence qui leur était ainsi faite, au point qu’après plusieurs tentatives je décidais d’y renoncer. Peut-être m’y prenais-je mal et sans doute, pour les participants, la perspective de se confronter à leur image exposée à l’écran n’était pas étrangère à ce refus. Mais les retours qui m’étaient faits témoignaient tout autant d’une appréhension face à l’œil froid et « industriel » de la caméra.

Assistant pour la première fois à une vidéo-audience de la cour d’appel de Lyon, j’ai été saisi par ce que mon expérience pouvait avoir à dire de l’inégalité de traitement entre un requérant en audience présentielle et un autre en vidéo-audience. Je voudrais tenter de comparer ces deux modalités en n’espérant d’autre effet que mettre en évidence des pistes problématiques que j’analyserai au regard de mes expériences. J’y ajouterai d’autres matériaux constitués de vidéo-réunions professionnelles et de vidéo-communications par internet. Je ne prétendrai pas non plus à exhaustivité.

La vidéo-audience apparaîtra ici comme instruite à charge. Et c’est bien ainsi qu’il faut l’entendre. Je laisse à ses promoteurs et aux spécialistes argumenter l’intérêt financier : gains de temps et réductions des distances. Je ne néglige pas que ces arguments peuvent séduire aussi les requérants, tout comme peut en inquiéter certains d’avoir à se confronter à la pompe d’un tribunal. Je souhaite seulement apporter s’il est possible, un complément à la réflexion qui a actuellement cours autour de la vidéo-audience à la Cour Nationale du Droit d’Asile.

L’audience, une interaction réglée

Dans « La présentation de soi », Erving Goffman tente de répondre aux questions : comment une personne se présente-t-elle ? Comment présente-t-elle son activité aux autres ? Comment gère-t-elle les impressions qu’elle laisse ? Que peut-elle et ne peut-elle pas faire lors d'une interaction ?

A la Cour Nationale du Droit d’Asile, il est demandé au requérant de se présenter – entendons ici oralement bien sûr, mais aussi physiquement – et de justifier son parcours et sa requête. Dans une audience le requérant est en interaction avec une formation de jugement voire avec un juge. Goffman propose de l’observer comme un « acteur en représentation », dans la mesure où il doit maîtriser l’impression qu’il donne de ce parcours et de cette requête au cours de « sa représentation », par différents « procédés de mise en scène ». Il doit « influer sur les autres participants » et il joue toujours « un rôle », dans la mesure où il est différent de ses autres interactions. Il dispose d’un nombre plus ou moins grand de « modes opératoires ». Au vu des audiences auxquelles j’ai assisté, le nombre de ces « modes opératoires » parait singulièrement limité.

De son côté, le juge est à la fois le public de « l’acteur requérant », mais, pris dans cette interaction, il doit lui aussi maîtriser l’impression qu’il donne de son activité, compétence, maîtrise du cadre, légitimité, au cours de « sa représentation » par différents « procédés de mise en scène ». Il doit « influer sur les autres participants » requérant, avocat, représentant de l’Etat et il joue toujours « un rôle », dans la mesure où il est différent de ses autres interactions. Il dispose lui aussi d’un nombre plus ou moins grand de « modes opératoires », mais est soutenu tout de même par son statut formel et sa maîtrise du dispositif.

Si l’on aperçoit une certaine réciprocité dans les situations, on aurait tort de penser qu’il y a égalité entre les deux acteurs puisque in fine, la formation de jugement délivrera un verdict à partir de ce qu’elle aura perçu de la prestation d’acteur du requérant confronté au droit de la République qu’elle représente, sans que le requérant puisse le contester dans cette enceinte.

Comme Goffman, c’est à dessein qu’est employée ici, la métaphore théâtrale. Mais elle y trouve paradoxalement sa fin par l’introduction de caméras, de micros et d’écrans en interface entre les deux acteurs. Poser une caméra bien en vue, de façon transparente, est supposé équivaloir à la situation présentielle réelle. Il n’en est rien et nous allons tenter de l’apercevoir maintenant.

La caméra un outil partial

Face à une caméra, l’inquiétude naît : « Est-ce que ça tourne, là ? » : une question si récurrente que les fabricants ont doté l’instrument d’un témoin lumineux qui doit y répondre, et malgré cette précaution, elle continue à être posée. Cette insistance traduit un désarroi polymorphe.

Tout d’abord il semble qu’on ne peut exclure la crainte archaïque et souvent évoquée de la captation, du vol d’une partie de soi-même, « de son âme », de sa « psyché », du dévoilement d’une part d’intimité ordinairement protégée par « sa persona » ou toute autre interprétation possible du geste de filmage. Et dès lors, quelle métamorphose cet instrument va-t-il faire subir à ce fragment de soi-même et par quel mystérieux moyen ?

Des questions se posent ensuite de ce qu’il sera fait de ces images « à mon su ou à mon insu ». Seront-elles destinées à être archivées et dans quel but ? À quel moment, dans quelles circonstances risquent-elles de ressortir et de quelle manière seront-elles alors interprétées ?

Et puis intervient le regard sur soi. Quelle partie de moi va être ainsi « travaillée » ? Rend-elle de moi une représentation fidèle ? A l’enjeu vital qui a amené le requérant jusque-là, un petit rectangle incrusté dans l’écran le renvoie à lui-même, ajoute l’enjeu narcissique de paraître au mieux et le souhait de contrôler sa propre image, surtout face au juge, cet interlocuteur surinvesti puisque détenant les clefs de sa destinée.

La situation de requérant peut être vécue selon le statut qui était le sien à l’origine, comme humiliante. Elle peut induire chez lui, selon l’urgence, des comportements, des propos auto disqualifiants, non par tricherie mais comme un élément de stratégie dans l’interaction.

Or voici que ce même petit écran incrusté dans l’image rend le requérant témoin de sa propre humiliation. Il se verra en direct produire ces mimiques, ces gestes ou tenir ces propos disqualifiants. Cela double l’attention narcissique qu’il porte à lui-même, d’une blessure vécue en direct. La formation de jugement elle-même et ceux qui la composent, seront confrontés inconsciemment à la même problématique, à des degrés divers, et moins les personnes sont familiarisées à ces techniques plus ces craintes seront prégnantes.

Le cadrage et le corps

L’action qui consiste à délimiter l’image, si elle est nécessaire, la retire immédiatement de son ambition de rendre compte du réel. La façon de « cadrer » n’est pas neutre. C’est une chose connue, mais il n’est pas inutile de la rappeler ici.

Les vecteurs qu’utilise ordinairement l’être humain pour communiquer avec autrui, sont toujours soupçonnés d’être infidèles, voire déloyaux. Notre corps lui-même, ne pervertit-il pas le message que nous sommes en train de délivrer oralement, par sa posture, sa gestuelle qui nous échappent en grande partie ? Observons qu’en nous regardant en pied dans un miroir, nous ne voyons de notre corps qu’un quart de sa surface. Les trois autres quarts ne nous sont accessibles qu’au prix de contorsions pour le moins artificielles. Nous sommes contraints aussi, à n’observer simultanément qu’une partie de ce quart ; et probablement et par priorité le visage, tandis que nos mains, un certain déhanchement ou tout autre section de notre corps disent peut-être de nous autre chose. Le miroir ne nous renvoie de plus qu’une image inversée par essence inexacte, de notre gestuelle.

En présentiel dans un tribunal, le prévenu peut être vu en pied ou alternativement « les yeux dans les yeux ». Avec un dispositif vidéo il est difficile d’avoir à la fois un visage lisible et un corps entier, au prix sinon de déformations mutilantes. Or, sa gestuelle, d’éventuels handicaps peuvent concourir à l’impression que le requérant produit sur la formation de jugement. Autant d’éléments qui risquent de disparaître à l’image qui, pour plus de commodité, sera cadrée « au-dessus de la table », depuis les bras et les mains jusqu’aux cheveux.

Notre gestuelle est constituée d'un ensemble de mouvements et de statiques qui enchaînés et superposés dans le temps et dans l'espace proposent un accompagnement expressif à notre oralité. Si la caméra ne capte qu’un extrait de ce mouvement ou de cette statique elle ne rend pas compte de la globalité et peut donner une impression différente voir contraire à celle souhaitée.

On peut aussi se demander quel ressenti va générer l’interlocuteur qui se tourne à gauche ou à droite et s’adresse à une autre personne située hors champ. À qui parle-t-il ? Et pour peu que le micro dans cette position ne capte plus ce qui est dit, et la porte est ouverte à de multiples interprétations.

Lorsque la formation de jugement entre dans la salle d’audience, le requérant peut avoir un aperçu du nombre de personnes qui la composent. Mais privilégiant l’une d’entre elles, la caméra ne donne à voir qu’un interlocuteur. À bon droit, et toujours inconsciemment, la question peut se poser de savoir ce que font pendant ce temps, les autres membres entraperçus.

Pour toutes sortes de raisons, les membres de la formation de jugement ne peuvent être attentifs sur toute la durée de l’audience. Ils doivent se consulter, compulser des documents. Dans une formation classique si le juge s’extrait, les autres membres s’il en est, relayent aux yeux du requérant la personne « absente ». Si l’interlocuteur privilégié par l’écran s’extrait, le requérant peut avoir le sentiment que plus personne ne l’écoute.

La technologie du son appauvrit la voix humaine

La voix elle-même, parce que le plus souvent nous ne maîtrisons pas son timbre, son débit, notre élocution, sa prosodie, peut donner le sentiment de nous trahir. Observons que nous entendons notre voix par transmission osseuse, là où nos interlocuteurs nous entendent par voie aérienne, ce qui fait une différence légère mais insurmontable.

Notre discours n’est pas exempt de chaussetrapes : il peut être mal organisé, complexe pour l’auditeur, pas très clair pour nous même, porteur d’un désir trop envahissant qui va nous amener à bafouiller, manger nos mots, produire lapsus et contresens. Autant d’éléments que le demandeur d’asile ne maîtrise qu’imparfaitement voire pas du tout, car ses pratiques le tiennent éloignées de celles de l’acteur ou tout autre métier qui en utiliserait les codes et techniques.

Le son restitué par les haut-parleurs est un son mono-canal : il vient d’une direction unique, qui n’englobe pas, n’a pas de profondeur, et parce qu’on en aura atténué le grain et les défauts pour être bien entendu et compris, il perd de sa réalité et de sa force dramatique pour n’être plus que fonctionnel.

Au cours d’une vidéo-audience de la cour d’appel de Lyon à laquelle j’assistais, le prévenu avait un fort accent du sud de la France qui forçait les présents à tendre constamment l’oreille et contraignit le président à faire répéter à plusieurs reprises. L’accent n’était pas seul en cause, la qualité du son capté ou restitué l’était au moins autant. N’importe quel chanteur vous le dira, « un micro ça s’apprivoise ». L’audience fût efficace et rapide si l’on excepte le temps des mises au point, un fil devant traverser la salle qui devait être déplacé en passant par-dessus le greffier, pour que chaque interlocuteur puisse être entendu du justiciable. Gageons que les audiences de la C.N.D.A soient mieux outillées. Imaginons qu’en plus le prévenu eut été enrhumé… Le public renonça bien vite à saisir le contenu des échanges, d’autant que nous étions dans une salle historique du tribunal et que les propos étaient entrecoupés des grincements des bancs et des craquements des parquets.

Le son, quelle que soit la distance, est décalé par rapport à l’image, ce qui donne un curieux effet aux conséquences perturbantes. Toujours dans cette vidéo-audience lyonnaise, les difficultés propres au son déjà évoquées se doublaient de ce qui paru durant un long moment comme un étrange comportement du détenu. L’écart entre une question posée par le Président et la réponse du prévenu donnait lieu à un temps de latence, toujours suffisamment long pour que le magistrat pense nécessaire de demander s’il avait été bien entendu. Ce qui donnait un imbroglio qui venait s’ajouter aux difficultés déjà énoncées. Le juge posait sa question ; un silence s’ensuivait dû au décalage technique entre la vitesse de propagation de la lumière (l’image) et celle du son ; durant ce temps de latence le prévenu écoutait la question qui était en train de lui parvenir ; mais le magistrat impatient demandait s’il avait été entendu et alors que le détenu commençait à répondre, lui parvenait cette demande complémentaire pour laquelle, soucieux de déférence, il s’interrompait pour écouter, avant de reprendre sa réponse où il l’avait abandonnée.

Avant que les uns et les autres comprennent enfin ce qui était en jeu, l’agacement était devenu perceptible. De plus ayant lui aussi compris ce qu’il se passait, le prévenu jugea bientôt inutile de s’interrompre au son de la voix du Président. Si bien qu’on dût couper le son pour suspendre la logorrhée justificative dans laquelle il était entré. Le prévenu dont il est question était retenu dans la maison d’arrêt de Corbas soit à une distance de quinze kilomètres environ. Qu’en serait-il entre Marseille ou Mayotte et Paris ?

La technique : un intermédiaire envahissant

La technologie mobilisée par la vidéo-audience, malgré sa fiabilité, peut être cause de difficultés. Elle implique des caméras, des écrans, des micros, un réseau de télécommunication satellite et des relais propres à chaque site. L’un ou l’autre de ces éléments est toujours susceptible de défaillance, coupure d’image, de son, interruption totale, déformations diverses, la plus courante étant la pixellisation de l’image.

Mais elle est de plus complexe à mettre en œuvre. Pour que chaque intervenant soit visible au moment de son intervention, la caméra devra changer d’angle de vue. Elle est manipulée par un greffier ou un autre membre du personnel du tribunal. Cela implique une série d’opérations qui vont troubler, comme pour le micro cité plus haut, le rythme du déroulement. Le juge va d’abord passer la parole à quelqu’un, (avocat, procureur, assesseur, requérant, traducteur) ; on va demander à cette personne de surseoir le temps que le réglage de la caméra soit opérant ; on va demander au technicien de produire le changement nécessaire ; celui-ci, plus ou moins expérimenté, devra tourner la caméra, viser d’une manière satisfaisante, éventuellement zoomer et peut-être même refaire le point, la lumière et la distance ayant changé avec l’angle nouveau. Entre chacune de ces phases, le résultat produit sera vérifié sur l’image.

Pour une plus grande transparence le dispositif vidéo du face-à-face est complété par une petite image témoignant de tout ce qui est filmé, écran sur lequel le requérant ou le juge peuvent s’observer, troublant on l’a déjà vu, leur concentration.

Inquiétantes ombres et lumières

Plus mal éclairée est la vidéo, plus elle a un effet désastreux sur les traits des visages. Entendons par « mal éclairée », une quantité de lumière insuffisante ou venant d’une seule direction ou encore, la superposition de plusieurs sources de différentes qualités telle celle du jour par une fenêtre se superposant à un éclairage aux néons et un projecteur ou une lampe halogène. Cela a pour effet à l’image, de renforcer la lumière sur les surfaces éclairées et les ombres sur les parties qui le sont moins. Les traits apparaissent alors creusés et allongés et la couleur de la peau en est affectée ; ce qui pourrait être perçu comme les traits d’un malade ou d’une personne inquiétante, voire menaçante alors que la technologie seule est responsable. Pour contrer cet effet, la télévision est obligée de déployer des trésors d’ingéniosité technologique fort coûteuses en lumières et maquillages qui donneront à terme, cette image à la joliesse artificielle à laquelle nous sommes habitués.

D’autre part, le requérant n’a aucune raison et peut être même pas le moyen d’adapter son costume à la vidéo-audience. Dans celle à laquelle je me suis déjà référé à la cour d’appel de Lyon, le prévenu était placé devant une fenêtre lui envoyant une lumière vive par l’arrière droit, le dos tourné à un mur blanc, immaculé et vivement éclairé. Manque de chance, il était vêtu ce jour-là d’un tee-shirt tout aussi blanc et tout aussi immaculé. Résultat, son visage nimbé d’un halo de lumière lui donnait une allure angélique mais le rendait quasiment illisible.

Effets de distance

La distance virtualisée entre les locuteurs, ajoutée à la platitude de cette image et à ce son dédramatisé et décalé, renforcé par un enjeu vital pour le requérant, vont se christaliser en une distance plus grande encore entre les protagonistes, mais aussi et plus important, entre le requérant et l’enjeu de l’audience. Ce sentiment passager qui peut focaliser la personne sur son symptôme est identifié par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux 5 (DSM 5) comme dépersonnalisation ou déréalisation. Ce symptôme est caractérisé par une sensation persistante ou récurrente de détachement de son propre corps ou de ses propres processus mentaux, en se sentant comme un observateur extérieur à sa propre vie ou comme détaché de son environnement, sentiments qui vont encombrer momentanément son esprit. Il peut avoir plusieurs sortes de causes comme des actes de maltraitance subis ou dont il aurait été témoin ; ou encore un stress intense, ce qui peut être le cas pour une comparution.

L’usure des protagonistes

Une audience est une situation usante qui nécessite une attention soutenue. Cette fatigue est renforcée par celle que suscite le dispositif. Tout un chacun peut en faire l’expérience en entrant en vidéo-communication avec un parent ou un ami. Si l’on y ajoute l’agacement que peuvent générer les désagréments techniques, l’impact sur le comportement du juge ou celui du requérant sera toujours au détriment de ce dernier. La tendance peut être alors, pour qui la maîtrise, d’écourter l’audience. Christian Licoppe, (Telecom Paritech) observe ce type d’audiences depuis plusieurs années. Il constate dans les résultats de ses recherches sur l'utilisation de la vidéo que les vidéo-audiences tendent à être plus courtes. Cela fera sans doute des heureux. Mais quelle raison invoquer pour expliquer ce constat, hormis qu’elles sont traitées plus rapidement pour cause d’usure des protagonistes.

Etrange étrangeté

En déposant sa requête le demandeur d’asile s’attend à rencontrer en audience des êtres de chair et de sang, au moins comme on en a rencontré tout au long de son parcours. On se retrouve ici, confronté à une image plate, suspecte, étrange même par certains côtés, dans la mesure où elle est censée ressembler à une image télévisuelle telle qu’on peut la connaître par ailleurs, mais pas tout à fait cependant.

Dans l’image léchée qui nous est familière le spectateur n’est pas intimement concerné, ni par l’image ni par le son ; et s’il l’est, c’est avec une certaine distance.

Mais ici, l’enjeu du demandeur dépend directement de cette image et de ce son. Ils sont les produits d’un dispositif dont il découvrira le fonctionnement en cours de route ; il n’aura face à lui qu’un « morceau » d’interlocuteur. Celui-ci s’exprime dans une langue qui lui est peu familière, voire complètement étrangère, parasitée par une technologie envahissante et ses dysfonctionnements. La présence d’un traducteur est requise, qui s’exprime lui aussi par voix orale et s’accompagne d’une gestuelle également tronquée. Sa place d’ailleurs, auprès du juge ou auprès du requérant pose question et ne semble pas résolue. Sans compter les difficultés inhérentes à l’exercice de traduction qui ne sont pas propres à la vidéo-audience, bien que celle-ci en multiplie les effets. (voir ce qui est dit du son ou du cadrage)

Quelles expériences d'appuis ?

Le demandeur d’asile se trouvant en présence de la caméra, du micro et de l’écran de la C.N.D.A, peut avoir vécu antérieurement plusieurs types d’expériences proches de cette situation, qui vont lui permettre de l’utiliser à son avantage ou de la subir à son détriment. Si le requérant n’a aucune expérience de cette sorte, il peut ne pas comprendre ce qui lui est imposé, s’y comporter de manière complexe, étrange, voire perturbante pour la formation de jugement. S’il a une expérience de loisirs parce que pratiquant le selfi-vidéo par exemple, il saura adapter son comportement aux caméras, micros et écrans qui lui sont proposés. Il sera habitué à observer son image et à la « gérer » à son profit. Il peut avoir encore une expérience de visio-communication de loisir ou professionnelle, à l’aide d’un smartphone ou d’un ordinateur. Celui-ci est chanceux, c’est probablement l’expérience qui le rapproche le plus de ce qu’il aura à vivre au cours de cette vidéo-audience.

Mais il peut avoir subi aussi, un interrogatoire traumatisant dont le son et l’image auront été enregistrés, ce qui semble être une pratique de plus en plus répandue et qui peut donner à la caméra de la vidéo-audience un statut qui n’est pas celui recherché.

Mais que penser alors de celui qui a été confronté à une même caméra lorsqu’il a été filmé au cours d’une séance de torture, comme le rapportent certains demandeurs d’asile, ou de cet écran sur lequel on a reçu en spectacle celle qu’on a subie, pour ajouter au traumatisme, ou qu’on a été un proche ou un ami du torturé et qu’on veut exercer sur nous un chantage ou une quelconque pression psychologique ?

Ces expériences si différentes et la mémoire qu’elles laissent sur les corps et les comportements rendent la situation de vidéo-audience très inégalitaire selon que l’on a vécu l’une ou l’autre.

En conclusion

Les protagonistes de l’interaction de l’audience sont affectés par la présence des caméras, des micros et des écrans de la même façon. Et même si rapidement la formation de jugement sera moins déroutée parce qu’elle aura appris, le verdict risque tout de même d’en être impacté.

Je veux rappeler le statut des propositions qui sont ici exposées. Ce sont des éléments d'analyse, contestables mais construits sur des situations vues et des propos entendus, au cours des expériences citées plus haut ; des controverses sont certainement nécessaires. Chacun trouvera plus de pertinence à tel type d’argument ou à tel autre. Il est souhaitable que les autres ne soient pas négligés pour autant, car tous sont motivés, que ce soit dans le champ de la technique, de la psychologie, de la culture voire de la pathologie et un requérant peut être d’une culture différente, avoir une expérience et une psychologie différente et être atteint par une pathologie. Quand on écoute ce que certains ont pu traverser, on ne peut guère en être surpris.

Aucune des difficultés pointées n’est rédhibitoire en elle-même. C’est bien la potentialité de leur cumul qui est problématique et fait différence entre une audience classique et celle qui nous préoccupe. On peut imaginer remédier à nombre d’entre elles bien qu’on soit contraint de se poser simultanément la question du coût d’une telle tentative. Et de toutes façons on ne pourra pas les résoudre toutes.

J’ajouterai enfin un point de vue très personnel : le requérant parvenu à la C.N.D.A est le plus souvent confronté pour la première fois à la symbolique républicaine de la France. Le tribunal, la formation de jugement, la cour, par leur existence et leur composition représentent à ses yeux la France, son histoire, sa place dans le monde, ses valeurs. Or, par vidéo-audience le requérant aperçoit d’abord et avant tout, un dispositif qui pourrait bien avoir sinon pour finalité de protéger, du moins pour conséquence d’isoler ceux qui auront à déterminer de son sort, de ses microbes, de la violence de son histoire, voire de sa violence à lui. L’idée n’est guère séduisante que la République Française puisse se présenter au premier contact, sous la forme fut-elle high tech, d’un immense hygiaphone.

Lyon le 18 novembre 2019

Raphael Gattegno

Tiberius Claudius

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